« L’inventeur de l’amour »

« L’inventeur de l’amour »

Dans l’Inventeur de l’Amour, pas à pas, Ghérashim Luca réinvente le parcours de l’homme à l’Amour. Il refuse la naissance, et commence donc par se donner la mort, puis il met à sac le monde et ses clichés ; l’essentiel étant enfoui sous les tonnes de nos déchets humains : les ordures philosophiques, politiques, sentimentales, économiques, artistiques, psychologiques, etc…. étouffent en nous toute velléité d’être humain, trop humain sans doute.

Non sans humour, il opère une lente autopsie. Il dissèque et explore l’aimée, non-née et inventée sous nos yeux, et les complexes fatalement oedipiens afférents. Il taille et tranche. Pour faire surgir dans le sang cette figure inconnue et adorable de l’aimée. La femme aux multiples corps et visages, indéterminée, inexprimable et révélatrice. De cette femme, et non d’une mère, naît alors cette autre figure, la sienne, un démon, une hérésie, une trahison, un déferlement, un ravage…

Ou pour mieux dire, un homme infiniment et totalement libre, seul enfin capable de cet acte insensé jamais su ni vu, de cet acte enfin vraiment transgressif et subversif : Aimer.

Ghérashim Luca

Peut-on travailler sur Ghérashim Luca si on est pas Ghérashim Luca ? Ou plutôt si on est pas comme Ghérashim Luca ? C’est à dire un être total, dédaigneux, cruel, irréconciliable, solitaire, non-oedipien…

Oui, si on accepte la tentation d’aller vers, de tendre à être cet homme mort-né, inconnu pour la psychologie et l’humanité bienpensante, cet homme qui détruit tout en lui car tout, absolument tout doit être réinventé. Être en suspens. Possiblement, terriblement dangereux et inattendu. Mais l’acte subversif est avant tout un acte de la pensée; un acte intérieur, ou virtuel, dans lequel on risque pourtant sa vie, mais non pas sa vie réelle, triviale, digestive, mais une vie encore bien plus réelle, cette vie onirique et consciente d’un être qui accepte de voir et de vivre toutes ses possibilités sans exceptions, hors des carcans culturels, religieux, psychologiques, cette vie seule qui vaut la peine d’être vécue…

Et cela change. Ce mouvement interne change tout, influe sur tous les corps, les perceptions ; on ne peut plus marcher, bouger, penser, faire l’amour, manger, sentir, écouter de la musique, écrire, parler, respirer, danser comme avant. Tout doit être réinventé. Dont acte.

Qui nous sommes et ce que nous voulons…

Il faut donner corps à ce texte. Le corps d’une voix, en acte. Une parole qui agit, la parole comme un acte, le plus violent et le plus puissant peut-être de tous. Il faut qu’elle le soit. Qu’elle déforme et mette en mouvement le corps qui la profère et ceux qu’elle percute : elle doit atteindre les régions inexplorées de nos êtres, les révéler, et nous donner le jour, la possibilité enfin de vivre. C’est le but, la volonté, le désir. La tentation d’exister…

J’ai donc décidé de parler, de dire et jouer ce texte. Et pour cela, pour que cette expérience soit vraiment possible et totale, j’ai décidé de nous jeter à plusieurs dans ce chaos; que chacun depuis son endroit puisse donner vie et corps à l’inventeur de l’amour, que chacun à sa façon invente l’amour pour qu’il soit enfin…

Pour pouvoir être, la nécessité physique, du corps, la chair. « Incarner » ce texte, je l’ai demandé à Alessandra Piccoli. Son parcours chorégraphique, sa présence intense, l’univers qu’elle déploie, le travail artistique et les diverses collaborations qui nous ont réunis sont aussi à l’origine de ce désir : donner corps à cet acte, à ce mouvement qui palpite souterrainement entre les mots, qui vibre en eux lorsqu’ils sont dits à voix haute. Il s’agit de faire en sorte que la voix et le corps s’interpénètrent, se détruisent, s’accompagnent, s’envoutent, s’expriment mutuellement dans le plaisir et la douleur de cet instant…

Et pour que tous nos sens soient conviés, malmenés, réouverts, c’est à Mikaël Plunian que j’ai fait appel. Nous avons déjà travaillé ensemble en 2004 sur Héraklès2, une expérience fondatrice pour tous deux. Depuis plusieurs années, il s’est emparé de l’espace scénique comme d’un terrain d’expérimentation pour y développer un univers musical sensible, subtil et touchant. Le cri du monde, ses sursauts, ses silences, sa folie transparaissent dans les oeuvres qu’il crée pour le spectacle vivant. Ce sera un autre corps poétique du texte de Luca. Un geste sonore et rythmique, en complète interaction avec les voix et les corps.

Quant à la mise en scène, la direction artistique globale de ce projet, c’est à Massimo Dean que je l’ai confiée. Comme une évidence. En 2006, il m’a dirigé dans Pier chante son crime, et ce fut une révélation. La radicalité de son travail, la puissance de sa pensée et le sens qu’il donne à ses créations sont pour moi en parfaite adéquation avec l’œuvre de Ghérashim Luca, violemment et profondément humaine, et non conventionnelle. Le travail sur l’Inventeur de l’Amour nécessite ce regard incisif et percutant, cette force poétique que Massimo insuffle dans ses oeuvres : un acte justement inventif et amoureux, irrévérencieux, et terriblement vivant.

Concrètement…

Il nous est nécessaire dans un premier temps de nous confronter à la réalité de cette langue, de cet univers. Le plus rapidement possible, nous jeter dans cette oeuvre, prendre ce risque, expérimenter, s’y plonger et vite, très vite, en faire émerger quelque chose. Notre premier jet.

Nous avons donc prévu de travailler une semaine en Août et de faire une présentation publique à l’issue de cette période. Que l’urgence au cœur de ce texte soit aussi fondatrice pour nous. Bien sûr, il y a la gestation : en amont nous nous fixerons des rendez-vous réguliers afin de défricher, planifier, nourrir, prévoir, échanger, expérimenter peut-être sur de courtes périodes, bref pour préparer cette semaine de travail.

Cette première mouture nous permettra ensuite de nous recadrer, et de pouvoir clarifier les enjeux artistiques, afin aussi de nous projeter dans la suite de ce processus, de manière encore plus concrète. Et donc de déterminer de quelle manière et dans quelles conditions nous souhaitons poursuivre cette recherche. Cela inclut évidemment les questions de financement, d’accueil, de résidence, de partenariat, etc.

A propos de l’auteur

Ghérasim Luca est né à Bucarest en 1913 dans un milieu juif libéral. Il fut dès ses jeunes années en contact avec plusieurs langues, en particulier le français, langue de la culture littéraire – culture contestée on le sait par un autre roumain Tristan Tzara, de près de vingt ans son aîné. La culture germanique, viennoise et berlinoise, est très présente à Bucarest au début des années trente, qui sont ses années de formation. Luca lit très tôt les philosophes allemands et connaît les débats qui nourrissent la réflexion sur la psychanalyse ; son ami Dolfi Trost, de formation psychanalytique, encourage cette découverte. Il collabore à différentes revues « frénétiques » d’orientation surréaliste Alge, Unu, etc. À la fin des années trente, il concentre son intérêt sur la production du surréalisme parisien, auquel ses amis Jacques Hérold et Victor Brauner sont liés. Il correspond avec André Breton, mais, visitant Paris, il renonce à le rencontrer. La guerre l’y surprend, il parvient à regagner la Roumanie et à y survivre.

C’est dans la brève période de liberté avant le socialisme que Luca renaît à la littérature et au dessin, suscitant un groupe surréaliste avec quelques amis. Il dispose d’une imprimerie et d’un lieu d’exposition, multiplie les libelles, collectionne les objets d’art et adopte la langue française dans son désir de rompre avec la langue maternelle. En 52 il quitte la Roumanie et s’installe à Paris.

Ses poèmes, dessins ou collages (« cubomanies ») sont publiés par la revue Phases. Il élabore des livres-objets auxquels contribuent Jacques Hérold, Max Ernst, Piotr Kowalski. Le Soleil Noir au cours des années 70 relance ce goût pour l’objet quasi magique qu’il cherche alors à réaliser, accompagné d’un disque du texte lu par sa propre voix.

Au travail sur la langue, roumaine ou française, avec ses effets de bégaiement décrits par Gilles Deleuze, il faut ajouter la mise en scène de ses écrits et le travail de tout le corps que représentait pour lui la lecture publique de ses écrits, lors de festivals de poésie, dont certains sont restés célèbres, dans les années 1960, à Amsterdam ou à New-York.

Dans sa solitude et sa recherche d’une pierre philosophale, d’une « clé », Luca troublé par la montée des courants raciste et antisémite s’est suicidé en janvier 1994.

Librement inspiré de de Ghérashim Luca
Une proposition de Éric Antoine
Jeu : Alessandra Piccoli et Éric Antoine
Mise en scène : Massimo Dean
Création sonore : Mikael Plunian